La déchéance des opérateurs économiques en matière de commande publique : analyse juridique des manquements flagrants

La commande publique constitue un pilier fondamental de l’action administrative et représente un enjeu économique majeur, avec plus de 200 milliards d’euros de dépenses annuelles en France. Face aux impératifs de bonne gestion des deniers publics et d’exemplarité des cocontractants de l’administration, le législateur a progressivement renforcé les mécanismes de sanction visant à écarter les opérateurs défaillants. La déchéance pour manquement flagrant s’inscrit dans cette logique de moralisation et d’assainissement de la commande publique. Cette sanction redoutable, aux conséquences parfois fatales pour les entreprises concernées, soulève des questions juridiques complexes tant sur ses fondements que sur sa mise en œuvre procédurale et ses effets.

Fondements juridiques et évolution de la déchéance en droit de la commande publique

La déchéance d’un opérateur économique en matière de commande publique s’inscrit dans un cadre normatif dense et stratifié. Cette sanction trouve ses racines dans plusieurs textes fondamentaux qui ont progressivement affiné ses contours et conditions d’application.

Au niveau européen, la directive 2014/24/UE relative aux marchés publics a considérablement renforcé les mécanismes d’exclusion. Son article 57 prévoit explicitement la possibilité d’écarter un opérateur économique lorsque celui-ci a fait preuve de « défaillances significatives ou persistantes » dans l’exécution d’une obligation substantielle lors d’un marché antérieur. Cette disposition a marqué un tournant en consacrant le principe selon lequel les performances passées pouvaient justifier une exclusion future.

En droit français, cette approche a été transposée et amplifiée par l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, puis par le Code de la commande publique entré en vigueur le 1er avril 2019. L’article L. 2141-7 du Code dispose ainsi qu’« un acheteur peut exclure de la procédure de passation d’un marché les personnes qui, au cours des trois années précédentes, ont dû verser des dommages et intérêts, ont été sanctionnées par une résiliation ou ont fait l’objet d’une sanction comparable du fait d’un manquement grave ou persistant à leurs obligations contractuelles lors de l’exécution d’un contrat de la commande publique antérieur ».

Cette évolution législative témoigne d’une volonté de renforcer la moralisation de la commande publique et d’accroître l’efficacité de l’action administrative. Elle s’inscrit dans une tendance plus large de responsabilisation des opérateurs économiques, visible notamment à travers l’adoption de la loi Sapin II relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.

La jurisprudence administrative a joué un rôle déterminant dans la clarification des contours de cette déchéance. L’arrêt Société Armor SNC du Conseil d’État (CE, 10 juin 2009, n° 324153) avait déjà posé les jalons d’une exclusion pour manquements antérieurs, en reconnaissant à l’acheteur public le droit d’écarter une entreprise ayant gravement manqué à ses obligations lors de précédents marchés. Plus récemment, l’arrêt Société Tecnimont (CE, 24 juin 2019, n° 428866) a précisé les conditions d’application de l’article L. 2141-7, en soulignant que l’exclusion devait reposer sur des faits objectifs, précis et vérifiables.

Distinction entre exclusions obligatoires et facultatives

Le Code de la commande publique opère une distinction fondamentale entre les exclusions obligatoires (L. 2141-1 à L. 2141-6) et les exclusions facultatives (L. 2141-7 à L. 2141-11). La déchéance pour manquement flagrant relève généralement de la seconde catégorie, laissant ainsi une marge d’appréciation à l’acheteur public. Cette distinction reflète la volonté du législateur d’adapter la sanction à la gravité des manquements constatés.

  • Les exclusions obligatoires concernent principalement les condamnations pénales définitives pour des infractions graves (corruption, fraude, blanchiment, terrorisme)
  • Les exclusions facultatives visent des comportements professionnels défaillants, dont les manquements dans l’exécution de contrats antérieurs

Cette architecture normative s’inscrit dans une logique graduelle, où la proportionnalité de la sanction par rapport au manquement constitue un principe directeur. La Cour de Justice de l’Union Européenne a d’ailleurs consacré ce principe dans plusieurs arrêts, dont l’affaire Michaniki (CJCE, 16 décembre 2008, C-213/07), rappelant que les exclusions devaient être proportionnées à l’objectif légitime poursuivi.

Typologie des manquements flagrants justifiant une déchéance

La qualification de manquement flagrant constitue le cœur du mécanisme de déchéance en matière de commande publique. Cette notion, aux contours parfois flous, a été progressivement précisée par la jurisprudence et la doctrine administrative, permettant d’identifier plusieurs catégories de défaillances susceptibles d’entraîner l’exclusion d’un opérateur économique.

Les manquements liés à l’exécution technique du contrat figurent parmi les cas les plus fréquemment sanctionnés. Ils englobent les situations où l’opérateur économique livre des prestations ou des ouvrages manifestement non conformes aux spécifications techniques du marché. Dans un arrêt du 12 octobre 2020 (Société Méditerranée Construction, n° 427961), le Conseil d’État a confirmé la légalité de l’exclusion d’une entreprise qui avait, lors d’un précédent marché, utilisé des matériaux de qualité inférieure à ceux prévus dans le cahier des charges, entraînant des désordres significatifs dans l’ouvrage construit.

Les défaillances relatives aux délais d’exécution constituent une autre catégorie majeure de manquements flagrants. Le non-respect systématique des échéances contractuelles, particulièrement lorsqu’il perturbe gravement le fonctionnement du service public ou entraîne des surcoûts substantiels pour l’acheteur, peut justifier une mesure d’exclusion. La Cour Administrative d’Appel de Lyon, dans un arrêt du 7 mars 2019 (Société BTP Rhône-Alpes, n° 17LY03429), a validé l’exclusion d’une entreprise qui avait accumulé plus de six mois de retard sur un chantier de construction d’une école, compromettant la rentrée scolaire.

Les manquements aux obligations de sécurité et de protection de l’environnement font l’objet d’une vigilance accrue des acheteurs publics. La mise en danger des travailleurs ou des usagers, le non-respect des normes environnementales ou les atteintes à la biodiversité lors de l’exécution d’un contrat peuvent caractériser un manquement flagrant. Dans une décision du 3 décembre 2018, le Tribunal administratif de Marseille a jugé légale l’exclusion d’une société de travaux publics qui avait provoqué une pollution grave des eaux souterraines en déversant des substances toxiques sur un chantier public.

Les manquements liés à l’intégrité professionnelle

Au-delà des défaillances techniques, certains comportements relevant de l’éthique professionnelle peuvent justifier une déchéance. La fraude, la falsification de documents ou la dissimulation d’informations essentielles constituent des manquements flagrants à l’obligation de loyauté inhérente à tout contrat public. Dans un arrêt du 15 septembre 2021 (Société Constructions Modernes, n° 448462), le Conseil d’État a confirmé l’exclusion d’une entreprise qui avait produit de fausses attestations de compétences techniques pour remporter un marché de rénovation d’un bâtiment historique.

  • Falsification de documents techniques ou administratifs
  • Dissimulation de sous-traitance non autorisée
  • Pratiques anticoncurrentielles lors de l’exécution du contrat

Les comportements abusifs envers l’acheteur public peuvent constituer un autre motif de déchéance. Le chantage contractuel, les demandes injustifiées de rémunération complémentaire ou les menaces d’abandon de chantier sont autant de pratiques qui peuvent être qualifiées de manquements flagrants. La Cour Administrative d’Appel de Nantes, dans un arrêt du 5 février 2020, a validé l’exclusion d’une entreprise qui avait tenté d’obtenir une révision substantielle du prix d’un marché en menaçant d’interrompre ses prestations, compromettant ainsi la continuité d’un service public essentiel.

Il convient de souligner que la qualification de manquement flagrant implique généralement une certaine gravité ou récurrence des défaillances constatées. Un incident isolé ou mineur ne suffit généralement pas à justifier une mesure aussi sévère que l’exclusion des marchés publics, comme l’a rappelé le Conseil d’État dans sa décision Société Travaux du Midi du 14 février 2020 (n° 423975).

Procédure de déchéance et garanties offertes aux opérateurs économiques

La mise en œuvre d’une déchéance pour manquement flagrant s’inscrit dans un cadre procédural strict, destiné à garantir les droits de la défense tout en préservant l’efficacité de l’action administrative. Cette procédure se déroule en plusieurs étapes clairement identifiées, chacune offrant des garanties spécifiques aux opérateurs économiques concernés.

La première phase consiste en la constatation du manquement. L’acheteur public doit établir, sur la base d’éléments objectifs et vérifiables, la réalité des défaillances reprochées à l’opérateur économique. Cette constatation peut résulter de différents moyens : rapports d’expertise, procès-verbaux de réception avec réserves, mises en demeure restées infructueuses, ou décisions juridictionnelles antérieures. Dans son arrêt Société Eiffage Construction du 19 décembre 2019 (n° 426222), le Conseil d’État a souligné l’importance de disposer d’éléments probants et circonstanciés pour caractériser un manquement flagrant.

Une fois le manquement établi, l’acheteur public doit mettre en œuvre une procédure contradictoire avant de prononcer toute exclusion. L’article R. 2144-7 du Code de la commande publique impose à l’acheteur d’inviter l’opérateur économique à présenter ses observations avant de l’exclure d’une procédure de passation. Cette exigence reflète un principe fondamental du droit administratif français, consacré notamment par l’arrêt Dame Trompier-Gravier (CE, 5 mai 1944) : toute mesure défavorable doit être précédée d’une possibilité pour l’intéressé de faire valoir son point de vue.

La motivation de la décision de déchéance constitue une garantie procédurale majeure. L’acheteur public doit expliciter précisément les raisons qui l’ont conduit à exclure l’opérateur, en détaillant la nature des manquements constatés, leur gravité, leur caractère répétitif le cas échéant, et leur impact sur l’exécution du contrat. L’insuffisance de motivation peut entraîner l’annulation de la décision d’exclusion, comme l’a jugé la Cour Administrative d’Appel de Bordeaux dans un arrêt du 11 juillet 2018 (Société Méditerranée Construction, n° 16BX00553).

Le mécanisme de self-cleaning

Le droit européen, puis le droit français, ont introduit un mécanisme correctif particulièrement novateur : le self-cleaning ou « auto-réhabilitation ». Codifié à l’article L. 2141-7 du Code de la commande publique, ce dispositif permet à un opérateur économique menacé d’exclusion de démontrer qu’il a pris des mesures concrètes pour remédier aux causes de ses défaillances antérieures et prévenir leur répétition.

  • Mise en place de procédures de contrôle interne renforcées
  • Changement de personnel d’encadrement
  • Adoption de normes de gestion et de qualité plus strictes
  • Formation spécifique des équipes

L’acheteur public est tenu d’examiner ces mesures correctives et d’apprécier leur pertinence et leur efficacité présumée. Si ces mesures lui paraissent suffisantes pour garantir la fiabilité future de l’opérateur, il doit renoncer à l’exclusion, même en présence de manquements flagrants antérieurs. Cette obligation a été confirmée par la Cour de Justice de l’Union Européenne dans l’arrêt Vossloh Laeis (CJUE, 24 octobre 2018, C-124/17).

En cas de contestation de la décision d’exclusion, l’opérateur économique dispose de plusieurs voies de recours. Il peut saisir le juge du référé précontractuel avant la signature du marché, sur le fondement des articles L. 551-1 et suivants du Code de justice administrative. Après la signature, le référé contractuel ou le recours en contestation de validité du contrat (jurisprudence Tarn-et-Garonne, CE, 4 avril 2014) demeurent ouverts. Ces recours permettent un contrôle juridictionnel effectif des décisions d’exclusion, garantissant ainsi l’équilibre entre l’efficacité de la commande publique et la protection des droits des opérateurs économiques.

Effets juridiques et conséquences pratiques de la déchéance

La déchéance pour manquement flagrant produit des effets juridiques considérables, tant sur la situation immédiate de l’opérateur économique que sur ses perspectives futures d’accès à la commande publique. Ces conséquences, particulièrement sévères, justifient le caractère exceptionnel de cette mesure et les garanties procédurales qui l’entourent.

L’effet premier et le plus direct de la déchéance est l’exclusion immédiate de la procédure de passation en cours. L’opérateur économique concerné voit son offre écartée, quelles que soient ses qualités techniques ou son attractivité financière. Cette exclusion intervient généralement au stade de l’examen des candidatures, conformément à l’article R. 2144-7 du Code de la commande publique. Dans certains cas, elle peut survenir plus tardivement, notamment lorsque les manquements sont découverts après l’analyse des offres. La Cour Administrative d’Appel de Marseille, dans un arrêt du 3 juin 2019 (Société Méditerranéenne de Nettoiement, n° 18MA02211), a confirmé qu’un pouvoir adjudicateur pouvait légalement écarter une entreprise jusqu’à la signature du marché, dès lors que des manquements flagrants étaient portés à sa connaissance.

Au-delà de la procédure immédiate, la déchéance peut entraîner une exclusion temporaire des marchés publics futurs lancés par le même acheteur. L’article L. 2141-7 du Code de la commande publique fixe la durée maximale de cette exclusion à trois ans à compter de la date du manquement. Cette période d’exclusion constitue une sanction particulièrement dissuasive, susceptible d’affecter profondément la viabilité économique de l’entreprise concernée, surtout lorsque son activité dépend largement de la commande publique. Le Conseil d’État, dans sa décision Société Armor SNC du 10 juin 2009 (n° 324153), a validé le principe de cette exclusion temporaire, tout en soulignant qu’elle devait être proportionnée à la gravité des manquements constatés.

La déchéance soulève également la question de l’effet domino auprès des autres acheteurs publics. Bien que l’exclusion prononcée par un acheteur ne s’impose pas juridiquement aux autres, elle peut créer un précédent défavorable. Les acheteurs publics peuvent légitimement tenir compte des manquements flagrants constatés par leurs homologues, comme l’a confirmé le Tribunal Administratif de Paris dans un jugement du 14 mars 2022 (Société Urban Propreté, n° 2102789). Cette jurisprudence reconnaît la possibilité pour un acheteur de fonder sa décision d’exclusion sur des manquements constatés dans le cadre de marchés passés par d’autres pouvoirs adjudicateurs, dès lors que ces manquements sont établis par des éléments objectifs et vérifiables.

Conséquences sur les contrats en cours d’exécution

La déchéance pour manquement flagrant peut avoir des répercussions sur les contrats déjà conclus avec le même opérateur économique. Si ces contrats comportent des clauses de résiliation pour défaut de capacité ou d’intégrité, l’acheteur public pourrait être tenté de les activer à la suite d’une décision d’exclusion. Toutefois, la Cour Administrative d’Appel de Nancy, dans un arrêt du 7 novembre 2019 (Société Lorraine TP, n° 18NC02312), a rappelé que la résiliation d’un contrat en cours nécessitait une motivation spécifique et ne pouvait découler automatiquement d’une décision d’exclusion relative à un autre marché.

  • Impact sur la réputation commerciale et la crédibilité de l’entreprise
  • Conséquences financières directes (perte de chiffre d’affaires) et indirectes (coûts de restructuration)
  • Nécessité de réorienter la stratégie commerciale vers d’autres secteurs ou clients

Les groupements d’entreprises posent des questions spécifiques en matière de déchéance. Lorsqu’une entreprise membre d’un groupement est frappée d’exclusion, la question se pose de savoir si cette sanction s’étend à l’ensemble du groupement. Dans sa décision Société Rougeot Énergie du 24 novembre 2020 (n° 440704), le Conseil d’État a apporté une réponse nuancée : l’exclusion d’un membre n’entraîne pas automatiquement celle du groupement entier, mais l’acheteur public peut légitimement écarter le groupement si le membre exclu joue un rôle déterminant dans l’exécution du marché ou si sa participation est nécessaire pour satisfaire aux conditions de sélection des candidatures.

Pour les entreprises concernées, la déchéance impose une stratégie de réhabilitation active. Au-delà du mécanisme formel de self-cleaning, elles doivent engager un travail de fond pour restaurer leur crédibilité : mise en conformité rigoureuse, renforcement des procédures internes, formation du personnel, voire réorganisation structurelle. Ces démarches, coûteuses et chronophages, constituent néanmoins un passage obligé pour espérer réintégrer le cercle des partenaires fiables de l’administration.

Approche comparative et évolution prospective du régime de déchéance

L’analyse comparative des régimes de déchéance dans différents systèmes juridiques révèle des approches variées mais convergentes, témoignant d’une préoccupation universelle pour l’intégrité de la commande publique. Cette mise en perspective permet d’identifier les tendances émergentes et d’anticiper les évolutions futures du droit français en la matière.

Au sein de l’Union européenne, malgré l’harmonisation opérée par les directives de 2014, des différences significatives persistent entre les États membres. L’Allemagne a adopté une approche particulièrement structurée avec son « Vergaberegister » (registre des marchés publics), qui centralise les informations relatives aux opérateurs économiques ayant commis des manquements graves. Ce dispositif, inspiré du modèle américain des « debarment lists », facilite la circulation de l’information entre acheteurs publics et renforce l’effectivité des exclusions. À l’inverse, l’Italie a développé un système plus graduel, avec l’Autorità Nazionale Anticorruzione (ANAC) qui peut prononcer des sanctions modulées en fonction de la gravité des manquements, allant du simple avertissement à l’exclusion définitive.

Outre-Atlantique, les États-Unis ont mis en place un système particulièrement rigoureux à travers le « Federal Acquisition Regulation » (FAR). Le mécanisme de « debarment » américain se distingue par sa dimension fédérale – une exclusion prononcée par une agence s’applique automatiquement à l’ensemble des marchés fédéraux – et par sa transparence, avec la publication d’une liste consultable par tous les acheteurs publics. Le Canada s’est inspiré de ce modèle tout en l’adaptant, notamment en renforçant le mécanisme d’auto-réhabilitation à travers le « Régime d’intégrité » mis en place en 2015 et révisé en 2019.

Ces expériences étrangères nourrissent la réflexion sur l’évolution du système français. Plusieurs pistes de réforme sont actuellement explorées, notamment dans le cadre du projet de loi « 3DS » (Différenciation, Décentralisation, Déconcentration et Simplification) et des travaux préparatoires à la révision du Code de la commande publique prévue pour 2023.

Les évolutions technologiques au service de la prévention des manquements

L’émergence des technologies numériques ouvre de nouvelles perspectives pour la détection et la prévention des manquements flagrants. Le développement des bases de données interconnectées permet désormais aux acheteurs publics d’accéder plus facilement aux antécédents contractuels des opérateurs économiques. Le projet « e-Certis » au niveau européen constitue une première étape vers cette circulation facilitée de l’information.

  • Utilisation de l’intelligence artificielle pour détecter les schémas de défaillance
  • Développement de plateformes collaboratives entre acheteurs publics
  • Mise en place de systèmes d’alerte précoce

La blockchain pourrait représenter une avancée majeure en garantissant l’authenticité et l’intégrité des informations relatives aux performances passées des opérateurs économiques. Plusieurs expérimentations sont en cours, notamment au Royaume-Uni avec le programme « GovTech Catalyst », qui explore les applications de la blockchain dans la gestion des marchés publics et le suivi des performances des titulaires.

Au-delà des aspects technologiques, une tendance de fond se dessine vers un renforcement de la dimension préventive. Plutôt que de sanctionner a posteriori des manquements flagrants, les réformes récentes visent à identifier et à corriger en amont les facteurs de risque. Cette approche préventive se traduit par un développement des mécanismes d’évaluation continue des performances, permettant d’intervenir avant que les défaillances n’atteignent un niveau justifiant la déchéance.

Le Conseil d’État, dans son étude annuelle 2020 consacrée au droit de la commande publique, a souligné l’intérêt de ces approches préventives et suggéré plusieurs pistes d’amélioration, dont la création d’un observatoire des performances des titulaires de marchés publics. Cette proposition rejoint les recommandations de l’OCDE dans son rapport « Government at a Glance 2021 », qui encourage les États à développer des outils d’évaluation standardisés et transparents.

À l’horizon 2025-2030, le régime français de déchéance pour manquement flagrant pourrait ainsi évoluer vers un système plus intégré, combinant une dimension punitive renforcée (avec potentiellement la création d’un registre national des exclusions) et une dimension préventive développée (à travers des mécanismes d’alerte précoce et d’accompagnement des opérateurs à risque). Cette évolution s’inscrirait dans la tendance générale à la professionnalisation de l’achat public et à la recherche d’un équilibre optimal entre efficacité administrative et protection des droits des opérateurs économiques.

Stratégies juridiques face au risque de déchéance : prévenir et contester

Face au risque de déchéance pour manquement flagrant, les opérateurs économiques peuvent déployer diverses stratégies juridiques, tant préventives que défensives. Ces approches, qui mobilisent des ressources variées, constituent un enjeu majeur de sécurisation pour les entreprises dont l’activité dépend significativement de la commande publique.

La prévention des manquements constitue naturellement la première ligne de défense contre le risque de déchéance. Elle passe par la mise en place de systèmes de conformité (compliance) robustes, intégrant des procédures de contrôle interne adaptées aux exigences spécifiques de la commande publique. L’établissement d’une cartographie des risques permet d’identifier les points de vulnérabilité potentiels dans l’exécution des contrats publics : capacités techniques insuffisantes, fragilités financières, risques de non-conformité réglementaire. Cette démarche préventive peut s’appuyer sur les normes ISO 37001 (systèmes de management anti-corruption) et ISO 19600 (systèmes de management de la conformité), qui fournissent des cadres méthodologiques éprouvés.

La formation des équipes opérationnelles et managériales constitue un autre volet essentiel de la prévention. Les collaborateurs impliqués dans l’exécution des marchés publics doivent être sensibilisés aux exigences spécifiques de ces contrats et aux conséquences potentielles des manquements. Cette formation doit couvrir non seulement les aspects techniques, mais aussi les dimensions éthiques et relationnelles de la relation contractuelle avec les acheteurs publics. Des entreprises comme Eiffage ou Veolia ont développé des programmes de formation spécifiques, souvent certifiés par des organismes indépendants, qui constituent des références en la matière.

La documentation rigoureuse de l’exécution des prestations représente une garantie juridique fondamentale. En cas de contestation, la capacité à produire des preuves tangibles du respect des obligations contractuelles peut faire la différence. Cette documentation doit être systématique et couvrir l’ensemble des interactions avec l’acheteur public : comptes rendus de réunions, échanges de courriers, constats contradictoires, rapports d’avancement. Le Tribunal administratif de Lyon, dans un jugement du 18 janvier 2021 (Société Rhône Construction, n° 2007392), a donné raison à une entreprise qui avait pu démontrer, grâce à une documentation exhaustive, que les retards qui lui étaient reprochés résultaient en réalité de modifications demandées par l’acheteur public lui-même.

Stratégies de défense face à une procédure d’exclusion

Lorsqu’une procédure d’exclusion est engagée, l’opérateur économique doit déployer une stratégie de défense adaptée. La phase contradictoire préalable à toute décision d’exclusion constitue une opportunité cruciale pour présenter des arguments de fait et de droit susceptibles d’infléchir la position de l’acheteur public.

  • Contestation de la matérialité des faits reprochés
  • Démonstration du caractère isolé ou mineur des manquements
  • Mise en évidence de circonstances exonératoires (force majeure, fait du prince)
  • Présentation des mesures correctives déjà mises en œuvre (self-cleaning)

La mobilisation d’expertises techniques indépendantes peut s’avérer déterminante, particulièrement lorsque les manquements allégués concernent la qualité des prestations ou leur conformité aux spécifications techniques. Dans une affaire jugée par la Cour Administrative d’Appel de Marseille le 9 septembre 2020 (Société Méditerranée TP, n° 19MA01256), l’expertise produite par l’entreprise a permis de démontrer que les désordres constatés résultaient non pas d’une malfaçon, mais d’une erreur de conception imputable au maître d’œuvre.

En cas de décision d’exclusion, la stratégie contentieuse doit être soigneusement élaborée. Le choix de la voie de recours – référé précontractuel, référé contractuel, recours en excès de pouvoir, recours de plein contentieux – dépend de multiples facteurs : stade de la procédure, nature des moyens invocables, objectifs poursuivis. Dans certains cas, une approche mixte combinant plusieurs recours peut s’avérer pertinente. L’arrêt Département de Tarn-et-Garonne du Conseil d’État (4 avril 2014, n° 358994) a ouvert de nouvelles perspectives en permettant aux candidats évincés de contester directement la validité du contrat conclu avec un autre opérateur.

Les modes alternatifs de règlement des différends (MARD) ne doivent pas être négligés. La médiation, institutionnalisée par le décret n° 2018-1029 du 23 novembre 2018 relatif aux comités consultatifs de règlement amiable des différends relatifs aux marchés publics, peut permettre de résoudre un litige sans passer par la voie contentieuse. Cette approche présente plusieurs avantages : confidentialité des échanges, maintien d’une relation constructive avec l’acheteur public, possibilité d’aboutir à des solutions pragmatiques. Plusieurs grands groupes industriels ont adopté une politique systématique de recours préalable à la médiation avant toute action contentieuse.

Enfin, la restructuration juridique peut constituer, dans certains cas extrêmes, une ultime solution face à une décision d’exclusion. La création d’une nouvelle entité juridique, avec une gouvernance et un actionnariat distincts, peut permettre de contourner les effets d’une déchéance. Toutefois, cette stratégie comporte des risques juridiques significatifs. Le Conseil d’État, dans sa décision Société MB Terrassement du 12 mars 2021 (n° 438859), a validé l’exclusion d’une entreprise nouvellement créée lorsqu’il apparaît qu’elle constitue en réalité la continuation d’une entité précédemment sanctionnée, avec les mêmes dirigeants et les mêmes moyens techniques.

Ces différentes stratégies juridiques témoignent de la complexité croissante de la gestion des risques liés à la commande publique. Elles nécessitent une approche intégrée, combinant expertise juridique, maîtrise technique et vision stratégique. Pour les opérateurs économiques, l’investissement dans ces dispositifs de prévention et de défense constitue désormais un enjeu de pérennité face au renforcement continu des exigences de la commande publique.